mercredi 9 mars 2016

Intérieur Nuit, de Marisha Pessl



Ashley Cordova, fille du cinéaste culte Stanislas Cordova, se suicide.




Ce qui pourrait être qu'un simple fait divers sans grand intérêt intrigue au plus haut point le journaliste d'investigation Scott McGrath. Et pour cause, il s'est déjà intéressé à Cordova dans le passé. Le cinéma de Cordova est très noir et d'une puissance peu commune. Mais depuis qu'un crime particulièrement atroce a été considéré comme inspiré par l'un de ses films, il a été lâché par son distributeur. Depuis, ses films se vendent sous le manteau et ne sont plus projetés que clandestinement. Quant à Cordova, cela fait plus de 30 ans qu'il n'est plus apparu en public. Il a continué de tourner, essentiellement dans les studios qu'il a bâti dans sa propriété du Peak et les plus folles rumeurs courent sur lui.




Un extrait de la filmographie fictive de Stanilas Cordova


Persuadé que ce cinéaste mystérieux ne pouvait que dissimuler quelque chose de terrifiant, McGrath s'était alors laissé endormir par quelques révélations anonymes trop sensationnelles pour y résister. Oubliant toute prudence, il ne récolta qu'un procès perdu en diffamation, une réputation ruinée et un couple en déroute.
La mort d'Ashley lui procure le prétexte de se relancer sur la trace de Cordova. Très vite il est rejoint par Nora, apprentie comédienne, qui est la dernière personne connue  à avoir croisé Ashley, et Hopper, une vague connaissance d'Ashley qui lui a pourtant fait parvenir un étrange colis quelques jours avant sa mort. Ils reconstituent patiemment ses derniers jours. Au fur et à mesure de leur enquête, la personnalité d'Ashley apparaît de plus en plus mystérieuse, et les circonstances de sa mort soulèvent de plus en plus de questions. Et toutes pointent vers la père d'Ashley.
Ce gros roman de Marisha Pessl constitue une excellente surprise.
Un page turner redoutable, qui vous entraîne dans une intrigue dense et touffue, qui flirte plus d'une fois avec le surnaturel. Ce  roman est vraiment très abouti en terme de construction et de rythme. La complexité de l'intrigue ne fait jamais obstacle au plaisir de la lecture. On sent une écriture très feuilletonnesque et une histoire qui se prêterait facilement à une adaptation en mini-série. Mais Marisha Pessl ne s'est pas contentée d'écrire un thriller efficace.
Elle nous interroge aussi sur la pouvoir de la fiction et la part d'ombre qui habite les créateurs. Le mystère Cordova tient aux fantasmes alimentés par une oeuvre très noire et le culte du secret qui entoure son travail. On parle d'équipes techniques exclusivement composées d'illégaux pour s'assurer qu'aucune information ne fuite dans la presse, d'acteurs qui disparaissent sans laisser de traces, d'autres qui refusent d'aborder toute question relative à la méthode de travail de Cordova, se limitant à des banalités d'usage. Tout est en place pour laisser supposer la création de ces films si malsains se fasse dans des conditions malsaines, sous la férule d'un monstre. Quand, en plus, l'univers des films de Cordova contaminer la réalité se pose la question de la dimension surnaturelle de la fiction. La magie (noire) des films de Cordova serait-elle réelle ?
Comme beaucoup de romans anglo-saxons, Intérieur Nuit repose sur des personnages forts. Si le trio d'enquêteurs attire vite la sympathie, c'est pourtant l'ombre de Cordova qui donne de l'épaisseur à ce roman.
Composé comme un mélange de JD Salinger et Stanley Kubrick (pour le culte du secret), Roman Polanski, David Lynch et Dario Argento (le charme vénéneux d'Ashley n'étant pas sans rappeler celui d'Asia Argento), Stanislas Cordova s'impose comme un personnage fascinant. D'autant que Marisha Pessl lui a créé une vraie mythologie, lui inventant une biographie complexe, une filmographie exhaustive... le tout supporté par de multiples inserts (article de presse, capture d'écrans...) qui constituent une manière originale d'introduire certaines informations ou de souligner l'atmosphère du livre. Si le procédé peut faire penser à un gadget, il fonctionne pourtant très bien et accentue l'immersion du lecteur dans l'intrigue.
Un tour sur le site de l'auteur indique également l'existence d'une app qui décode la lecture du roman. Je n'ai pas encore eu l'occasion de l'essayer. Il donne accès à des contenus inédits comme celui-ci. Je m'étonne qu'aucun effort n'ait été fait par Gallimard pour tirer parti de ce matériel, d'autant plus que le roman joue de cet aspect multimédia.
En fait, une des forces de ce livre est de réussir à concilier une approche très mainstream tout en y intégrant parfaitement des éléments de culture underground.
Souvent, la culture underground est très mal comprise des écrivains mainstream qui se contentent d'utiliser des schémas stéréotypés et chargés de poncifs lorsqu'ils s'aventurent dans ce domaine.
On sent que Marisha Pessl a intégré et compris les bases de cette culture leur utilisation dépasse le simple gadget narratif. Tout cela fait de ce roman un excellent divertissement.

[edit] j'ai téléchagé l'app et l'ai essayé. Elle ne réagit que très rarement sur l'édition fraçaise, ce qui me semble confirmer que Gallimard a complètement ignoré l'aspect multimédia du livre.

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