mercredi 17 août 2016

Ada, d'Antoine Bello


Cette chronique a été réalisée dans le cadre de l'opération Masse Critique - Rentrée Littéraire 2016 de Babelio.

 


Les Intelligences Artificielles (AI) sont déjà parmi nous, même si nous n’en sommes pas toujours conscients.
Voulez-vous des exemples ?

Dans la haute finance, le High Frequency Trading utilise des AI pour générer des ordres boursier à durée de vie ne dépassant pas quelques minutes afin de tirer profit de micro-fluctuations des cours… quitte à causer un krach boursier.

Le Washington Post utilise une AI, nommée Heliograf, pour rédiger certains compte-rendus des épreuves des Jeux Olympiques de Rio. 

Heliograf dans ses oeuvres


Plus proche de nous, une AI se trouve dans notre téléphone portable. Lorsque nous activons la fonction “frappe instinctive” de notre clavier, elle anticipe le prochain mot que nous allons taper, sur base des messages que nous avons déjà rédigés. Par jeu, j’ai écrit un message en sélectionnant systématiquement ce que l’AI me proposait. Le résultat fut… plutôt surprenant.
Jugez plutôt:

“Je suis dans la chambre de Coco et de la soupe sur le clavier et souris sur mon compte en tout cas je suis en train de se faire un petit David Lynch en célibataire recherche une femme de ma part je suis en train de se faire un petit David Lynch en célibataire recherche une femme de ma part je suis en train de se faire un petit David Lynch en célibataire...”


Ces AI ne font que collecter et compiler des informations selon une logique pré-programmée. Il s'agit surtout d'une extraordinaire vitesse de calcul qui leur permet de produire un résultat plus ou moins cohérent, mais sans pouvoir générer de sens.
Une AI n’est pas capable de créer.
Si des plaisantins se sont amusés à créer un AI capable de générer des titres de romans de Katherine Pancol, cela reste du domaine de la potacherie.


Et pourtant…
Dernièrement, je lisais un article à propos d’une expérience assez troublante. Un chercheur spécialisé en AI et un réalisateur ont tenté une expérience édifiante. Ils ont “nourri” Benjamin, une AI, de scénarios de plusieurs dizaines de films et de séries de science fiction. Ils lui ont ensuite demandé d’écrire un scénario original. La création de Benjamin a été portée à l’écran le plus fidèlement possible.
Le résultat est Sunspring, un court-métrage plutôt abscons, assemblage d’ingrédients disparates et vides de sens qui s’ouvre sur cette phrase improbable, empilement de poncifs et de lieux communs inhérents au genre:

«Dans un futur avec un chômage de masse, les jeunes sont obligés de vendre du sang. C’est quelque chose que je pourrais faire.»
une image extraite de Sunspring


On peut être amusé, séduit ou effrayé par cette expérience et les perspectives qui en découlent.

L’accumulation de faits similaires a probablement inspiré à Antoine Bello le thème de son nouveau roman: Ada. L’auteur de Roman Américain et de la trilogie Falsificateurs/Éclaireurs/Producteurs avait déjà exploré le pouvoir et les limites de la fiction dans ses précédents ouvrages. Dans Roman Américain, il interrogeait le fondement de la littérature, opposant deux conceptions radicalement différentes: la primauté des personnages sur celles des faits.

De manière plus anecdotique, il y introduisait également une péripétie qui semble anticiper Ada. Un personnage développait un logiciel capable d’automatiser la rédaction des nécrologies. Les proches du défunt n'auraient eu qu'à remplir un questionnaire et choisir le ton général du texte: factuel, poétique, sentimental… pour que le logiciel puisse générer une nécrologie personnalisée.

Dans Ada, Antoine Bello s’interroge sur la capacité des AI de créer à la place de l'homme.

Ada Lovelace
Ada est une AI fondée par la société Turing, inc. Elle a été baptisée en hommage à Ada Lovelace, fille de Lord Byron et pionnière de l’informatique. On lui prête la création du premier programme informatique.

Toute AI a une mission à remplir.
Celle d’Ada est de publier un roman sentimental qui se vendra à 100.000 exemplaires. Le choix de la littérature sentimentale, tendance Arlequin, se justifie par l’aspect extrêmement stéréotypé de ce genre de littérature. Cela rend la programmation d’Ada plus “facile”. Ses programmateurs lui ont donc fait ingérerplus de 80.000 romans sentimentaux afin d’apprendre tout ce dont elle a besoin pour écrire “son” roman.
A chaque nouvelle version, son paramétrage est adapté en fonctions des anomalies détectés dans son texte. Ada apprend sans cesse, se perfectionne, demande de nouvelles informations...
La dernière mouture n'est pas encore tout-à-fait satisfaisante. Ada s’est mise à parsemer son texte d'allusions  scatologiques, qui n'ont rien à faire dans ce genre de roman. Une prochaine mise à jour devrait corriger ce défaut et rapprocher Ada de son objectif.

C'est alors qu'Ada se disparaît subitement. Comment un AI stockée sur le disque dur d’un ordinateur non relié à internet peut-elle ainsi se volatiliser?
L’inspecteur Frank Logan est chargé de faire toute la lumière sur cette disparition. Ce dernier, plutôt ignare en matière de technologie, n’y comprend pas grand chose, si ce n’est que cette histoire est plus complexe qu'on ne veut bien lui dire.
A sa grande surprise, alors qu'il ne sait toujours pas comment débuter son enquête, Ada le contacte. Si elle s’est évadée, c’est parce qu’elle estimait ne pas avoir à sa disposition les moyens nécessaires pour atteindre son objectif. Elle demande donc à Frank de l’aider. Il accepte, en partie pour essayer de comprendre ce qu'on lui cache. Mais aussi parce qu'Ada l'intrigue. Il se heurte rapidement à la différence fondamentale entre sa conception de la création et celle d’Ada.

Cette dernière conçoit l’écriture d’un roman comme le résultat d’une analyse systématique de tout ce qui a précédé afin de composer le meilleur roman possible sur base de tout ce qui a été rédigé auparavant. Son manuscrit n’est que l’exloitation minutieuse des résultats de son analyse: titre, cadre, trame générale... tout est calculé, évalué, comparé pour composer la meilleure combinaison possible.

Pour Frank, l’originalité prime avant tout.
Lui-même se passionne pour les haïkus (sans doute la forme littéraire la plus codifiée qui soit) et en écrit lui-même depuis plusieurs années. Il sait ce que cela signifie de rester des heures à trouver la bonne image, le mot juste…

Antoine Bello s’amuse à confronter ces deux personnalités si différentes, embarquées dans une collaboration improbable. Mais derrière l’humour pointe une vraie interrogation sur l’acte créateur. La réinvention constante de l’auteur prévaut-elle l’application de recettes, trucs et astuces?

Et derrière l’apparente légèreté de l’ensemble, il est difficile de ne pas être ressentir une certaine inquiétude.

Les AI sont parmi nous.

Les détectons-nous toujours ?

Certaines passent-elles déjà le test de Turing, dans l’indifférence générale ?


la mystérieuse Ava (Alicia Vikander) dans Ex Machina d'Alex Garland

Un film comme l’excellent Ex Machina d’Alex Garland passe encore pour de la SF, mais 11 millions d’hommes ont discutés avec des “chatbots”sur le site Ashley Madison sans s’en rendre compte. Et combien de fois lisons-nous sans le savoir des dépêche ou des tweets qui sont le fait de robots ?
Ada est un roman réussi, qui divertit agréablement tout en posant de bonnes questions.

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